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PARIS MORNE.

de journaux. Mais, à ce point même où la foule est presque compacte, on sent qu’il y a des vides. Il se présente à la fois à l’esprit ces deux idées contraires : multitude et solitude. C’est une impression étrange. Imaginez quelque chose comme un désert où il y aurait du monde.

Le boulevard apparaît très-long. Il y avait là autrefois des choses qui vous empêchaient de regarder au loin ; l’œil n’y a plus de caprices, et regarde devant lui. Quelques voitures cependant, et des omnibus. Les passants sont des passants et ne sont pas des promeneurs. On est sorti, parce que l’on a été obligé de sortir ; sans cela on serait resté chez soi. Les courses paraissent interminables maintenant, et des gens qui, naguère, rôdaient du matin au soir, vous disent à présent : « C’est très-loin, la Madeleine. » D’hommes en redingote ou en blouse, on n’en voit guère ; les vieillards seuls se hasardent à ne point porter l’uniforme. Devant les cafés sont assis des officiers de l’armée fédérée ; ils sont souvent sept ou huit autour d’une table. On s’approche ; ils parlent de la démission de leur dernier commandant. Quelques femmes çà et là, voilées, rapides. Des chapeaux sombres, des robes éteintes. Parfois, tout à coup, retentit le galop d’un cheval. Autrefois ce bruit se serait perdu dans les bruits. C’est une estafette, — un garibaldien rouge ou un vengeur de Flourens — qui chevauche un lourd cheval de charrette, dont les deux pieds de devant font le bruit d’une planche qui s’abat. De temps en temps une compagnie de fédérés se dirige vers la Madeleine, des pains au bout des baïonnettes. Quand on jette un coup d’œil à droite ou à gauche dans les rues, on voit les pavés déserts et toute la rue dans sa longueur solitaire.