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SPECTRES ET REVENANTS.

surnaturels, n’éprouvent aucune difficulté à s’insinuer par les trous des serrures ou à glisser entre les barreaux. Pauvres fantômes ! Grâce à la faiblesse de nos gouvernants qui ont négligé de mettre les scellés sur les huis de la Bourse, ils sont dans l’obligation d’entrer et de sortir comme des gens ordinaires, et un Parisien qui n’aurait pas, dans une longue intimité avec Hoffmann et Edgar Poë, appris à distinguer les morts d’avec les vivants, pourrait prendre pour de simples boursiers ces revenants de l’agiotage. Grâce à Dieu, je ne suis pas homme à me laisser abuser sur ce point par les plus spécieuses apparences, et j’ai reconnu sur-le-champ à qui j’avais affaire.

Ils étaient, sur les grands escaliers, quatre ou cinq spectres, maigres comme des vampires qui n’auraient pas bu de sang depuis trois mois ; ils se promenaient en silence, de ce pas furtif dont les apparitions marchent entre les ifs des cimetières. Quelquefois l’un d’eux tirait d’un fantôme de gilet un spectre de carnet, et y inscrivait des apparences de notes avec une ombre de crayon. D’autres se rapprochaient en groupe et l’on entendait distinctement le cliquetis de leurs squelettes sous leurs vagues redingotes. Ils parlaient de cette voix inarticulée que comprennent seuls les confrères du mage Éliphas Lévy et ils se remémoraient les cours d’autrefois, les Autrichiens triomphants, la Rente à 70 (quantum mutata ab alla), les obligations-ville 1860 et 1869, et l’apothéose fugitive des actions de Suez. Ils soupiraient : « Vous souvenez-vous des primes ? Autrefois on faisait des reports, autrefois il y avait des fins de mois où les portefeuilles, bien remplis, étaient semblables au ventre heu-