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LES LANGUES ET LES NATIONALITÉS

La comparaison entre l’allemand et l’anglais donne lieu à une remarque frappante.

L’allemand et l’anglais sont également des langues germaniques, c’est-à-dire des transformations diverses d’une même langue — non connue historiquement, mais dont l’existence est certaine — le germanique commun. Les deux langues appartiennent même, avec les parlers flamands et néerlandais, à un seul et même groupe du germanique, celui qu’on connaît sous le nom de germanique occidental, par opposition au groupe gotique, qui n’est plus représenté par aucune langue vivante, et au groupe scandinave, auquel appartiennent les parlers danois, suédois, norvégiens et islandais. Au moment où l’ambassadeur d’Angleterre a annoncé à Berlin que son pays devrait entrer en guerre pour défendre la neutralité de la Belgique violée par l’Allemagne, le chancelier allemand a exprimé, on le sait, le regret de voir que « juste pour un mot, — « neutralité », un mot dont en temps de guerre on n’a si souvent tenu aucun compte, — juste pour un chiffon de papier, la Grande Bretagne allait faire la guerre à une nation à elle apparentée, qui ne désirait rien tant que d’être son amie ». Il n’y a pas lieu de discuter ici la confusion, illégitime mais autorisée en quelque sorte par un usage abusif, entre parenté nationale et parenté linguistique — en fait, personne n’ignore que l’un n’emporte pas l’autre ; la proportion de sang germanique n’est peut-être pas beaucoup plus forte en Grande Bretagne qu’elle ne l’est en France, et, si le germanique a triomphé en Angleterre, non en France, ceci tient à ce qu’en Angleterre il a pris la place de parlers celtiques qui n’avaient pas le prestige d’une civilisation nettement supérieure, tandis que, en France, il a cédé devant le latin, organe d’une culture plus avancée. Mais on doit se demander si l’on a le droit de tirer, pour la conduite actuelle des hommes et des peuples, des conclusions d’une parenté de langues même aussi proche que l’est celle de l’anglais et de l’allemand.

L’origine linguistique de l’allemand et de l’anglais est sensiblement la même. Mais nulle part deux évolutions, parties d’un point de départ identique, n’ont abouti à des résultats plus différents.