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L’allemand a été moins heureux. Les circonstances ne lui ont pas permis de saisir à l’époque moderne, comme l’ont fait l’anglais (et aussi l’espagnol, le portugais et même le français), de vastes domaines coloniaux où les Européens peuvent prospérer et leur langue entrer dans l’usage courant. En Europe, il est pris entre d’autres langues indo-européennes : scandinaves au Nord, romanes à l’Ouest et au Sud, slaves au Sud et à l’Est.

Longtemps l’allemand a profité de sa supériorité occidentale pour supprimer ou assimiler des populations de langue baltique et de langue slave : le domaine allemand à l’Est de l’Elbe est territoire de colonisation : Leipzig porte, on le sait, un nom d’origine slave ; il subsiste en Saxe une petite enclave slave, celle du sorabe ; et des parlers slaves, les parlers polabes, existaient encore au XVIIe siècle sur le cours moyen de l’Elbe. Mais les Slaves ont pris conscience de leur nationalité ; ils résistent maintenant à toute assimilation ; les Polonais, les Tchèques, les Slovènes eux-mêmes veulent conserver leur langue nationale, et toute extension de l’allemand tend à devenir impossible.

Longtemps l’allemand a servi de langue de civilisation commune aux populations de langues slaves ; les idiomes slaves, quoique assez semblables entre eux, sont néanmoins trop distincts pour que des communications puissent aisément s’établir, si chaque nation slave se sert de sa propre langue ; les nations slaves n’ont pas adopté de langue commune dominante. On a pu dire que l’allemand était la langue de civilisation pour tous les peuples de langue slave. Mais ceci est aussi du passé. Chaque nation slave s’est donné au cours du XIXe siècle, une langue de civilisation qui répond à ses besoins. La langue littéraire tchèque a même éliminé systématiquement les emprunts visibles à l’allemand pour se donner un vocabulaire purement slave. Une bonne revue scientifique, comme l’« Archiv für slavische Philologie », qui est rédigée en allemand, et qui admet des articles en français, mais qui exclut tout article rédigé dans une langue slave, est devenu un objet de scandale pour beaucoup de savants appartenant à des nations slaves. Les Allemands ont vu ainsi leur langue perdre un terrain qu’ils pouvaient croire gagné.

Il y a comme un encerclement d’où l’allemand n’avait pas de chances de sortir par des moyens pacifiques. Toute expansion de l’allemand était arrêtée.