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généralité des changements

nauté ; si les sujets se mettaient à modifier la langue d’une manière indépendante, elle ne répondrait plus à son objet. Comme les conservations des usages anciens, les innovations sont donc générales. Sur la façon dont s’établit cette généralité, on n’a pas encore de données certaines. On aperçoit au moins que les innovations sont en partie générales et en partie généralisées. Elles dépendent de conditions communes à tous les sujets, mais la fixation est due sans doute pour beaucoup au sentiment qu’ont les sujets de devoir employer un même type linguistique. La société réagit souvent d’une manière forte contre les innovations individuelles en matière de langue.

Ce qui montre que le changement ne tient pas à la généralisation plus ou moins fortuite d’innovations individuelles, c’est que des changements parallèles ont lieu dans des cas dont le linguiste voit la similitude, mais où le sujet parlant ne peut apercevoir que des différences. Les langues romanes offrent à cet égard un exemple significatif. L’ancien ō long et l’ancien ŭ bref du latin ont abouti à un o fermé comme la forme ancienne de la plupart des parlers romans ; ainsi la voyelle accentuée de nōdum et celle de gulam aboutissent à une même voyelle eu dans nœud et gueule du français (la différence d’orthographe est sans signification, et les nuances qu’on observe tiennent à la différence de position en français) ; or l’ancien ē long et l’ancien ĭ bref ont de même abouti à e fermé : lat. a abouti à moi et lat. bibit à boit en français. Les deux confusions s’expliquent par des conditions communes, dont les principales sont la perte des oppositions quantitatives et le fait que, en latin ancien, les voyelles longues étaient fermées et les voyelles brèves ouvertes :