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l’emprunt

sage les faits d’une manière trop mécanique : il ne faut pas s’attendre à trouver dans la langue généralisée des particularités du « substrat » sous forme brute. L’action est complexe et se manifeste sous des formes au premier abord peu apparentes.

Ceci posé, une langue généralisée est, sur les domaines où elle s’étend, une langue plus ou moins mixte, puisqu’à côté d’une norme universelle, on y observe l’influence — sans doute profonde — d’usages locaux, d’habitudes locales.


D’ailleurs, et même en dehors de ces influences intimes, l’emprunt suffit à donner à une langue un aspect nouveau s’il devient fréquent. Le fait que l’anglais doit au latin et au français plus de la moitié de son vocabulaire suffit à lui seul à le différencier d’avec les autres langues germaniques. La prononciation même en est touchée, puisque les mots empruntés ont gardé leur accentuation et que l’accentuation germanique sur l’initiale du mot a cessé, dès lors, de garder son caractère de constance. On peut emprunter des manières de parler : le tour allemand was für peut être transposé dans un tour slave čto za. Il se produit même des expressions dont les éléments sont pris à deux langues : en latin, le grec kath-ena (littéralement « par un » ) a été en partie calqué, en partie emprunté, et il est résulté de là *cata-uno, *cat-uno, d’où espagnol cadauno, italien caduno « chacun ».

Qui dit emprunt admet que le sujet parlant a conscience de deux langues distinctes. Et en effet, dans les langues à morphologie compliquée comme les langues indo-européennes, les langues sémitiques, les langues bantous, ou