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langues mixtes

anatomiques acquis ne se transmettent pas, il y aurait une hérédité des habitudes acquises. Or, l’usage linguistique a, au plus haut degré, le caractère d’un ensemble d’habitudes acquises. En apprenant une langue nouvelle, les sujets ne perdent pas pour cela leur hérédité. Des tendances qui se font jour dans la langue indigène peuvent dès lors se manifester aussi dans la langue nouvellement adoptée. On comprend ainsi que le latin ait subi des transformations particulièrement profondes sur les domaines où il a remplacé d’autres langues à tendances toutes différentes, et notamment le gaulois. On sait, par exemple, que l’un des traits qui caractérisent le celtique est une forte tendance à altérer, à conformer aux voyelles voisines et même à éliminer les consonnes placées entre voyelles. Or, nulle part plus que sur le domaine gallo-roman, et surtout en français, les consonnes intervocaliques latines ne se sont altérées ou même n’ont été éliminées comme elles l’ont été en français : lepore(m) devient lièvre, et amatam devient aimée. On est amené ainsi à supposer que les innovations les plus caractéristiques du français tiendraient, non seulement à la façon dont le latin a été prononcé en Gaule, mais à une hérédité d’habitudes acquises par les sujets parlant gaulois. Avec cette forme de l’hypothèse, les objections que l’on fait souvent à la théorie du substrat se résolvent immédiatement. Le passage de u fermé à ü sur le domaine gallo-roman et en Alsace ne serait pas une survivance immédiate du gaulois, mais l’effet lointain de certaines habitudes acquises transmises par hérédité.

Si l’explication — au moins partielle — de la diversité des formes prises sur différents domaines par une langue qui se généralise est souvent contestée, c’est qu’on envi-