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langues communes intermédiaires

Cette supériorité n’est pas nécessairement d’ordre matériel. Elle peut consister en une organisation sociale particulièrement adaptée aux besoins d’une époque et d’une région données. Il n’y a pas de raison de croire que la nation dont l’ « indo-européen commun » était la langue ait disposé de moyens matériels supérieurs à ceux de ses voisins, qu’elle ait par exemple été plus avancée pour l’agriculture ou pour le travail du métal. Ce qui caractérise les anciens peuples de langue indo-européenne, c’est le sens d’organisation sociale et la puissance d’initiative de leur aristocratie. Cette organisation ne comportait pas de pouvoir central. Chaque chef de famille était maître dans sa grande famille. Chaque chef de tribu était indépendant des autres. Tout au plus y avait-il des confédérations provisoires et instables. Partout où l’on observe les anciens peuples de langue indo-européenne, on voit des tribus autonomes et des familles où l’autorité est exercée par un pater familias. Chaque cité grecque est un petit État indépendant, de même que chaque groupe gaulois ou germanique. Dès qu’un chef se sent capable de grouper autour de lui des hommes entreprenants, il part pour quelque région où il puisse trouver le moyen de mener sa vie propre et autonome. La colonisation des rives de la Méditerranée par les anciens Grecs comme celle de l’Islande, de l’Angleterre, de la Normandie et jusqu’à la Sicile par les Vikings — S. Bugge, avec son intuition aiguë de la réalité, a déjà rapproche les deux mouvements — sont des exemples illustres de cet esprit d’indépendance et d’aventure. La nation indo-européenne se composait ainsi de petits groupes qui ont dû garder longtemps le sens de leur unité, et qui, même après le temps où l’unité générale du monde indo-euro-