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les langues communes

les hommes qui apportent la langue nouvelle se croisent avec les indigènes et que, malgré le nombre minime des envahisseurs, les indigènes acceptent la langue nouvelle : tel est le cas de l’espagnol ou du portugais dans certaines parties de l’Amérique centrale et méridionale. Dans tous les cas, une langue ne s’étend que si elle est l’organe d’une civilisation douée de prestige. Et il arrive même que l’extension de la langue soit due tout entière au prestige d’une civilisation : la koinè ionienne-attique a remplacé tous les autres parlers grecs, parce qu’elle était l’organe de la civilisation hellénique par excellence.

Si le latin a été accepté dans toute la partie occidentale de l’Empire romain, c’est qu’il portait avec lui une civilisation supérieure à celle des peuples soumis par Rome. Dans la partie orientale de l’Empire, où le grec servait à une civilisation plus ancienne et, au point de vue intellectuel au moins, supérieure, le latin n’a pas gagné. En Gaule, l’aristocratie s’est mise à étudier le latin dès après la conquête, et dès les débuts de l’époque impériale, elle était de culture toute latine. Le gaulois n’a pas disparu pour cela ; le peuple en a longtemps encore gardé l’usage. Les artisans de la fabrique gauloise de poterie récemment explorée dans le Sud de la France se servaient encore du gaulois ; la grammaire qu’ils employaient était gauloise ; les noms de nombre étaient gaulois ; mais tout ce qui était de civilisation n’était déjà plus gaulois : les noms propres d’hommes ne sont pas gaulois ; les noms de vases fabriqués ne le sont pas non plus (voir à ce sujet les remarques de M. J. Vendryes, Bulletin de la Société de linguistique, XXV, p. 39 et suiv.). C’est le prestige d’une civilisation supérieure qui amène une population à changer de langue.