Page:Mechnikoff - La civilisation et les grands fleuves historiques.djvu/65

Cette page a été validée par deux contributeurs.

célèbres, pourrait-on en citer une seule, qui, à une période quelconque de son évolution, n’ait subi le despotisme le plus dégradant, poussé parfois jusqu’à la déification des fonctions coercitives, une seule qui, dans sa constitution politique et sociale la plus avancée, n’ait conservé des empreintes indélébiles de ce passé ? « Les peuples heureux n’ont pas d’histoire ! » Cet aphorisme, en contradiction flagrante avec celui que nous avons cité plus haut, impliquerait d’ailleurs que la civilisation serait incompatible avec la liberté, élément essentiel, non seulement du bonheur, mais aussi du simple bien-être matériel.

Cette appréciation pessimiste se retrouve, il me semble, au fond des doctrines sociales les plus accréditées des temps modernes : les évolutionnistes, avec Herbert Spencer, affirment que la différenciation, c’est-à-dire l’inégalité des intelligences, des conditions, des fortunes, est un indice certain des progrès de la civilisation[1] ; les économistes

  1. Si le progrès historique est, comme ils le soutiennent, parallèle à la différenciation ; si le pays le plus civilisé est celui où « l’extrême richesse coudoie avec le plus d’insolence l’extrême misère », la liberté ne serait se trouver dans nos institutions qu’en raison inverse du progrès ; car il est peu probable que l’extrême misère se laisse coudoyer avec insolence si un pouvoir coercitif suffisant ne l’empêche de se révolter. On s’aperçoit d’ailleurs, qu’en Angleterre même, depuis quelques années, « l’extrême richesse ne coudoie plus l’extrême misère » avec la désinvolture du temps où Malthus régnait en souverain maître dans le domaine des conceptions sociologiques. Elle lui fait, au contraire, certaines avances, et c’est précisément le spectacle de ces concessions,