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nir et le regret de son premier ami. Il semble pourtant l’avoir perdue de vue quelque temps. Les circonstances les séparèrent l’un de l’autre. Mais un jour, faisant un retour mélancolique sur le passé, Flaubert rappelle à son amie les jours insouciants de leur enfance. Il lui écrit, en 1863 :

Ta lettre m’a apporté comme un souffle d’air frais, toute la senteur de ma jeunesse, où notre pauvre Alfred a tenu une si grande place ! Ce souvenir-là ne me quitte pas. Il n’est point de jour, et j’ose dire presque point d’heure où je ne songe à lui… Je n’ai ressenti auprès d’aucun homme l’éblouissement que ton frère me causait. Quels voyages il m’a fait faire dans le bleu, celui-là ! et comme je l’aimais ! Je crois même que je n’ai aimé personne (homme ou femme) comme lui. J’ai eu, lorsqu’il s’est marié, un chagrin de jalousie très profond ; ç’a été une rupture, un arrachement ! Pour moi, il est mort deux fois et je porte sa pensée constamment comme une amulette, comme une chose particulière et intime. Combien de fois, dans les lassitudes de mon travail, au théâtre, à Paris, pendant un entr’acte, ou seul à Croisset, au coin du feu, dans les longues soirées d’hiver, je me reporte vers lui, je le revois et je l’entends. Je me rappelle avec délices et mélancolie tout à la fois nos interminables conversations mêlées de bouffonneries et de métaphysique, nos lectures, nos rêves, et nos aspirations si hautes ! Si je vaux quelque chose, c’est sans doute à cause de cela. J’ai conservé pour ce passé un grand respect ; nous étions très beaux, je n’ai pas voulu déchoir. Je vous revois tous dans votre maison de la Grande Rue, quand vous vous promeniez en plein soleil sur la terrasse,