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UNE AVENTURE EN TUNISIE

marais sans qu’il fût possible de les arrêter. Un instant après, la cristallisation s’était reproduite, et la surface de l’abîme avait repris son calme trompeur.

Pour comprendre la possibilité d’une telle catastrophe, il faut savoir que les chameaux sont accoutumés à se suivre en ligne exacte, et qu’on a d’ailleurs l’habitude de les lier l’un à l’autre ; ils marchent ainsi, en longues files et à l’aveugle. De plus, le sentier qui traverse le chott est si étroit qu’un chameau, et moins encore une caravane, ne pourrait se retourner pour rebrousser chemin.

L’aspect de cette surface solide, sous laquelle la mort semble guetter le passant, rappelle en certains endroits la teinte bleuâtre d’un miroir reflétant le ciel ; sa croûte est dure comme le verre de nos grandes glaces modernes ; elle sonne sous les pas comme le sol de Solfatara, près de Naples. En d’autres lieux, cette croûte se fond et devient une sorte de masse sablonneuse et molle qui paraît à la vue aussi solide que de la boue desséchée, mais qui cède sous le moindre poids, toute prête à ensevelir l’imprudent voyageur.

Les guides se servent de petites pierres pour marquer la route dans le chott el Kebir ; on emploie aussi des branches de dattier, de palmier, etc. Les branches du dattier se nomment djerid en arabe ; de là le surnom du chott. Les rangées de pierres formant la lisière du sentier se nomment gmaïr ; elles manquent à certains passages marécageux qui ont plusieurs mètres de long, et dans lesquels les chevaux s’enfoncent jusqu’au poitrail.

Quelquefois les eaux du chott s’agitent et montent en vagues atteignant au moins trois mètres de haut ; ces vagues se solidifient, leurs crêtes salines servent de gué aux caravanes, tandis que leurs creux sont pleins de danger. Quand, par un vent violent, les vagues deviennent mouvantes, la croûte se fend par places, et l’eau de l’abîme s’élance à des jets d’une incroyable hauteur.

Nous étions arrivés en face de ce périlleux passage ; le lac se trouvait à notre gauche, quand nous prîmes la route de Kris, où nous savions rencontrer bientôt un gué pour nous rendre à Fetnassa, puis dans la presqu’île de Nifzaoua. Halef, étendant la main vers le chott brillant au soleil, me dit :

« Vois-tu le chott, Sidi ?

Les Pirates de la mer Rouge.
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