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Les civilisations : éléments et formes
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toutes les informations, malgré toutes les barrières. Nous ne sommes qu’au commencement.

Nous ne savons si des réactions ne transformeront pas un certain nombre d’éléments de civilisation — on l’a vu pour la chimie et pour l’aviation —, en éléments de violence nationale ou, qui pis est, d’orgueil national. Les nations se détacheront peut-être de nouveau, sans scrupule, de l’humanité qui les nourrit et qui les élève de plus en plus. Mais il est certain que des perméations inouïes jusqu’à nous s’établissent ; que, les nations et les civilisations subsistant, le nombre de leurs traits communs augmentera, les formes de chacune ressembleront davantage à celles des autres parce que le fonds commun s’accroît chaque jour en nombre, en poids et en qualité, s’étend chaque jour davantage avec une progression accélérée. Même certains de ces éléments de la nouvelle civilisation partent de populations qui en étaient écartées il y a peu de temps encore, ou en sont sevrées même aujourd’hui. Le succès des arts primitifs, y compris la musique, démontre que l’histoire de tout cela prendra bien des voies inconnues.


Arrêtons-nous à cette notion de fonds commun, d’acquis général des sociétés et des civilisations. C’est à elle que correspond, à notre avis, la notion de la Civilisation, limite de fusion et non pas principe des civilisations. Celles-ci ne sont rien si elles ne sont pas chéries et développées par les nations qui les portent. Mais — de même qu’à l’intérieur des nations, la science, les industries, les arts, la « distinction » même cessent d’être les patrimoines de classes peu nombreuses en hommes pour devenir, dans les grandes nations, une sorte de privilège commun —, les meilleurs traits de ces civilisations deviendront la propriété commune de groupes sociaux de plus en plus nombreux. Le poète et l’historien pourront regretter les saveurs locales. Il y aura peut-être moyen de les sauver. Mais le capital de l’humanité grandira en tous cas. Les produits, les aménagements du sol et du bord des mers, tout est de plus en plus rationnellement installé, exploité pour le marché, mondial cette fois. Il n’est pas interdit de dire que c’est là la civilisation. Sans conteste, toutes les nations et civilisations tendent actuellement vers un plus, un plus fort, un plus général et un plus rationnel (les deux derniers termes sont réciproques car, en dehors du symbole, les hommes ne communient que dans le rationnel et le réel).