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Les civilisations : éléments et formes
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dées — comme le veulent certains — par des causes géographiques. Et de tout Tarde, je ne retiendrais volontiers comme acquises que ses fines remarques de moraliste sur le « philonéisme » et le « misonéisme ».

Il suit de cette nature des représentations et des pratiques collectives que l’aire de leurs extensions, tant que l’humanité ne formera pas une société unique, est nécessairement finie et relativement fixe. Car ni elles, ni les produits qui les matérialisent ne peuvent voyager que jusqu’où l’on peut et veut bien les porter, jusqu’où on peut et veut bien les emprunter. (Nous faisons toujours abstraction de la question des périodes.) Cet arbitraire n’est naturellement commun qu’aux sociétés de même souche ou de même famille de langues, ou attachées par des contacts prolongés, amicaux ou inamicaux (car la guerre, par nécessité, est une grande emprunteuse), en un mot, de sociétés qui ont quelque chose de commun entre elles. La limite d’une aire de civilisation se trouve donc là où cessent les emprunts constants, les évolutions plus ou moins simultanées ou spontanées, mais toujours parallèles, et qui s’opèrent sans trop grande séparation de souche commune. Exemple : on peut peut-être encore parler de civilisation latine…, avec des variantes italienne, française, etc.

Cette limite, cet arrêt brusque d’une aire de civilisation est très souvent aussi arbitraire qu’une frontière de société constituée et même de ce que nous appelons un État. Une des graves lacunes de nos études d’histoire collective, ethnologique et autre, c’est qu’elles sont beaucoup trop portées à n’observer que les coïncidences. On dirait qu’il ne s’est passé que des phénomènes positifs dans l’histoire. Or, il faut observer le non-emprunt, le refus de l’emprunt même utile. Cette recherche est aussi passionnante que celle de l’emprunt. Car c’est elle qui explique les limites des civilisations dans nombre de cas, tout comme les limites des sociétés. Israël abomine Moab qui cuit l’agneau dans le lait de sa mère, et c’est pourquoi l’on fait, ici encore, maigre le vendredi. Le Touareg ne se nourrit que du lait de sa chamelle et répugne à celui des vaches, comme nous répugnons à celui des juments. Les Indiens arctiques n’ont jamais su ni voulu se fabriquer un kayak ou un umiak eskimo, ces admirables bateaux. Inversement, c’est exceptionnellement que les Eskimos ont consenti à emprunter la raquette à neige. Tout comme moi, je n’ai pas appris à skier ; ce que font maintenant mes jeunes compatriotes