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Essais de sociologie

qui existent entre les êtres. Étant donné certains concepts considérés comme fondamentaux, l’esprit éprouve le besoin d’y rattacher les notions qu’il se fait des autres choses. De telles classifications sont donc, avant tout, destinées à relier les idées entre elles, à unifier la connaissance ; à ce titre, on peut dire sans inexactitude qu’elles sont œuvre de science et constituent une première philosophie de la nature[1]. Ce n’est pas en vue de régler sa conduite ni même pour justifier sa pratique que l’Australien répartit le monde entre les totems de sa tribu ; mais c’est que, la notion du totem étant pour lui cardinale, il est nécessité de situer par rapport à elle toutes ses autres connaissances. On peut donc penser que les conditions dont dépendent ces classifications très anciennes ne sont pas sans avoir joué un rôle important dans la genèse de la fonction classificatrice en général.

Or il ressort de toute cette étude que ces conditions sont de nature sociale. Bien loin que, comme semble l’admettre M. Frazer, ce soient les relations logiques des choses qui aient servi de base aux relations sociales des hommes, en réalité ce sont celles-ci qui ont servi de prototype à celles-là. Suivant lui, les hommes se seraient partagés en clans suivant une classification préalable des choses ; or, tout au contraire, ils ont classé les choses parce qu’ils étaient partagés en clans.

Nous avons vu, en effet, comment c’est sur l’organisation sociale la plus proche et la plus fondamentale que ces classifications ont été modelées. L’expression est même insuffisante. La société n’a pas été simplement un modèle d’après lequel la pensée classificatrice aurait travaillé ; ce sont ses propres cadres qui ont servi de cadres au système. Les premières catégories logiques ont été des catégories sociales ; les premières classes de choses ont été

  1. Par là, elles se distinguent très nettement de ce qu’on pourrait appeler les classifications technologiques. Il est probable que, de tout temps, l’homme a plus ou moins nettement classé les choses dont il se nourrit suivant les procédés qu’il employait pour s’en saisir : par exemple en animaux qui vivent dans l’eau, ou dans les airs, ou sur la terre. Mais d’abord, les groupes ainsi constitués ne sont pas reliés les uns aux autres et systématisés. Ce sont des divisions, des distinctions de notions, non des tableaux de classification. De plus, il est évident que ces distinctions sont étroitement engagées dans la pratique dont elles ne font qu’exprimer certains aspects. C’est pour cette raison que nous n’en avons pas parlé dans ce travail où nous cherchons surtout à éclairer un peu les origines du procédé logique qui est à la base des classifications scientifiques.