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Essais de sociologie

Ceci posé, on comprend aisément comment la classification par orients s’est établie. Les choses furent d’abord classées par clans et par totems. Mais cette étroite localisation des clans dont nous venons de parler entraîna forcément une localisation correspondante des choses attribuées aux clans. Du moment que les gens du loup, par exemple, ressortissent à tel quartier du camp, il en est nécessairement de même des choses de toutes sortes qui sont classées sous ce même totem. Par suite, que le camp s’oriente d’une manière définie, et toutes ses parties se trouveront orientées du même coup avec tout ce qu’elles comprennent, choses et gens. Autrement dit, tous les êtres de la nature seront désormais conçus comme soutenant des rapports déterminés avec des portions également déterminées de l’espace. Sans doute, c’est seulement l’espace tribal qui est ainsi divisé et réparti. Mais de même que la tribu constitue pour le primitif toute l’humanité, de même que l’ancêtre fondateur de la tribu est le père et le créateur des hommes, de même aussi l’idée du camp se confond avec l’idée du monde[1]. Le camp est le centre de l’univers et tout l’univers y est en raccourci. L’espace mondial et l’espace tribal ne se distinguent donc que très imparfaitement et l’esprit passe de l’un à l’autre sans difficulté, presque sans en avoir conscience. Et ainsi les choses se trouvent rapportées à tels ou tels orients en général. Toutefois, tant que l’organisation en phratries et en clans resta forte, la classification par clans resta prépondérante ; c’est par l’intermédiaire des totems que les choses furent rattachées aux régions. Nous avons vu que c’était encore le cas chez les Zuñis, au moins pour certains êtres. Mais que les groupements totémiques, si curieusement hiérarchisés, s’évanouissent et soient remplacés par des groupements locaux, simplement juxtaposés les uns aux autres, et, dans la même mesure, la classification par orients sera désormais la seule possible[2].

  1. On trouve encore à Rome des traces de ces idées : mundus signifie à la fois le monde et le lieu où se réunissaient les comices. L’identification de la tribu (ou de la cité) et de l’humanité n’est donc pas due simplement à l’exaltation de l’orgueil national, mais à un ensemble de conceptions qui font de la tribu le microcosme de l’univers.
  2. Dans ce cas, tout ce qui survit de l’ancien système, c’est l’attribution de certains pouvoirs aux groupes locaux. Ainsi, chez les Kurnai chaque groupe local est maître d’un certain vent qui est censé venir de son côté.