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Ce n’est pas que toute coercition soit absente : nous avons montré plus haut sous quels aspects elle se manifestait dans l’ordre économique et linguistique, et de combien il s’en fallait que l’individu fût libre en ces matières d’agir à sa guise. Cependant il n’y a pas d’obligation proclamée, pas de sanctions définies ; l’innovation, la dérogation ne sont pas prescrites en principe. Il est donc nécessaire de chercher un autre critère qui permette de distinguer ces habitudes dont la nature spéciale n’est pas moins incontestable, quoique moins immédiatement apparente.

Elle est incontestable en effet parce que chaque individu les trouve déjà formées et comme instituées, puisqu’il n’en est pas l’auteur, puisqu’il les reçoit du dehors, c’est donc qu’elles sont préétablies. Qu’il soit ou non défendu à l’individu de s’en écarter, elles existent déjà au moment où il se consulte pour savoir comment il doit agir ; ce sont des modèles de conduite qu’elles lui proposent. Aussi les voit-on pour ainsi dire, à un moment donné, pénétrer en lui du dehors. Dans la plupart des cas, c’est par la voie de l’éducation, soit générale, soit spéciale, que se fait cette pénétration. C’est ainsi que chaque génération reçoit de son aînée les préceptes de la morale, les règles de la politesse usuelle, sa langue, ses goûts fondamentaux, de même que chaque travailleur reçoit de ses prédécesseurs les règles de sa technique professionnelle. L’éducation est précisément l’opération par laquelle l’être social est surajouté en chacun de nous à l’être individuel, l’être moral à l’être animal ; c’est le procédé grâce auquel l’enfant est rapidement socialisé. Ces observations nous fournissent une caractéristique du fait social beaucoup plus générale que la précédente : sont sociales toutes les manières d’agir et de penser que l’individu trouve préétablies et dont la transmission se fait le plus généralement par la voie de l’éducation.

Il serait bon qu’un mot spécial désignât ces faits spéciaux, et il semble que le mot institutions serait le mieux approprié. Qu’est-ce en effet qu’une institution sinon un ensemble d’actes ou d’idées tout institué que les individus trouvent devant eux et qui s’impose plus ou moins à eux ? Il n’y a aucune raison pour réserver exclusivement, comme on le fait d’ordinaire, cette expression aux arrangements sociaux fondamentaux. Nous entendons donc par ce mot aussi bien les usages et les modes, les préjugés et les superstitions que les constitutions politiques ou les organisations juridiques essentielles ; car tous ces phénomènes