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Essais de sociologie

sont toutes fragmentaires. Ceci est à droite et ceci est à gauche, ceci est du passé et ceci du présent, ceci ressemble à cela, ceci a accompagné cela, voilà à peu près tout ce que pourrait produire même l’esprit de l’adulte, si l’éducation ne venait lui inculquer des manières de penser qu’il n’aurait jamais pu instaurer par ses seules forces, et qui sont le fruit de tout le développement historique. On voit toute la distance qu’il y a entre ces distinctions et ces groupements rudimentaires, et ce qui constitue vraiment une classification.

Bien loin donc que l’homme classe spontanément et par une sorte de nécessité naturelle, au début, les conditions les plus indispensables de la fonction classificatrice font défaut à l’humanité. Il suffit d’ailleurs d’analyser l’idée même de classification pour comprendre que l’homme n’en pouvait trouver en lui-même les éléments essentiels. Une classe, c’est un groupe de choses ; or les choses ne se présentent pas d’elles-mêmes ainsi groupées à l’observation. Nous pouvons bien apercevoir plus ou moins vaguement leurs ressemblances. Mais le seul fait de ces similitudes ne suffit pas à expliquer comment nous sommes amenés à assembler les êtres qui se ressemblent ainsi, à les réunir en une sorte de milieu idéal, enfermé dans des limites déterminées et que nous appelons un genre, une espèce, etc. Rien ne nous autorise à supposer que notre esprit, en naissant, porte tout fait en lui le prototype de ce cadre élémentaire de toute classification. Sans doute, le mot peut nous aider à donner plus d’unité et de consistance à l’assemblage ainsi formé ; mais si le mot est un moyen de mieux réaliser ce groupement une fois qu’on en a conçu la possibilité, il ne saurait par lui-même nous en suggérer l’idée. D’un autre côté, classer, ce n’est pas seulement constituer des groupes : c’est disposer ces groupes suivant des relations très spéciales. Nous nous les représentons comme coordonnés ou subordonnés les uns aux autres, nous disons que ceux-ci (les espèces) sont inclus dans ceux-là (les genres), que les seconds subsument les premiers. Il en est qui dominent, d’autres qui sont dominés, d’autres qui sont indépendants les uns des autres. Toute classification implique un ordre hiérarchique dont ni le monde sensible ni notre conscience ne nous offrent le modèle. Il y a donc lieu de se demander où nous sommes allés le chercher. Les expressions mêmes dont nous nous servons pour le caractériser autorisent à présumer que toutes ces notions logiques