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De quelques formes primitives de classification
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sa personnalité. Entre lui et son âme extérieure, entre lui et son totem, l’indistinction est complète. Sa personnalité et celle de son fellow-animal ne font qu’un. L’identification est telle que l’homme prend les caractères de la chose ou de l’animal dont il est ainsi rapproché. Par exemple, à Mabuiag, les gens du clan du crocodile passent pour avoir le tempérament du crocodile : ils sont fiers, cruels, toujours prêts à la bataille. Chez certains Sioux il y a une section de la tribu qui est dite rouge et qui comprend les clans du lion des montagnes, du buffle, de l’élan, tous animaux qui se caractérisent par leurs instincts violents ; les membres de ces clans sont, de naissance, des gens de guerre tandis que les agriculteurs, gens naturellement paisibles, appartiennent à des clans dont les totems sont des animaux essentiellement pacifiques.

S’il en est ainsi des hommes, à plus forte raison en est-il de même des choses. Non seulement entre le signe et l’objet, le nom et la personne, les lieux et les habitants, il y a une indifférenciation complète, mais, suivant une très juste remarque que fait M. von den Steinen à propos des Bakairis[1] et des Bororos, le « principe de la generatio æquivoca est prouvé pour le primitif ». C’est de bonne foi que le Bororo s’imagine être en personne un arara ; du moins, s’il ne doit en prendre la forme caractéristique qu’une fois mort, dès cette vie, il est à l’animal ce que la chenille est au papillon. C’est de bonne foi que les Trumai sont réputés être des bêtes aquatiques. « Il manque à l’Indien notre détermination des genres les uns par rapport aux autres, en tant que l’un ne se mélange pas à l’autre. » Les animaux, les hommes, les objets inanimés ont été presque toujours conçus à l’origine comme soutenant les uns avec les autres des rapports de la plus parfaite identité. Les relations entre la vache noire et la pluie, le cheval blanc ou rouge et le soleil sont des traits caractéristiques de la tradition indo-européenne ; et l’on pourrait multiplier à l’infini les exemples.

Au reste, cet état mental ne diffère pas très sensiblement de celui qui, maintenant encore, à chaque génération, sert de point de départ au développement individuel. La conscience n’est alors qu’un flot continu de représentations qui se perdent les unes dans les autres, et quand des distinctions commencent à apparaître, elles

  1. Anciens Caraïbes, actuellement localisés sur le Xingu.