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Essais de sociologie

hiérarchique, puisque, pour lui, les genres étaient, en un sens, homogènes et pouvaient se réduire les uns aux autres par la dialectique.

Non seulement notre notion actuelle de la classification a une histoire, mais cette histoire elle-même suppose une préhistoire considérable. On ne saurait, en effet, exagérer l’état d’indistinction d’où l’esprit humain est parti. Même aujourd’hui, toute une partie de notre littérature populaire, de nos mythes, de nos religions, est basée sur une confusion fondamentale de toutes les images, de toutes les idées. Il n’en est pas pour ainsi dire qui soient, avec quelque netteté, séparées des autres. Les métamorphoses, les transmissions de qualités, les substitutions de personnes, d’âmes et de corps, les croyances relatives à la matérialisation des esprits, à la spiritualisation d’objets matériels, sont des éléments de la pensée religieuse ou du folklore. Or l’idée même de semblables transmutations ne pourrait pas naître si les choses étaient représentées dans des concepts délimités et classés. Le dogme chrétien de la transsubstantiation est une conséquence de cet état d’esprit et peut servir à en prouver la généralité.

Cependant, cette mentalité ne subsiste plus aujourd’hui dans les sociétés européennes qu’à l’état de survivance, et, même sous cette forme, on ne la retrouve plus que dans certaines fonctions, nettement localisées, de la pensée collective. Mais il y a d’innombrables sociétés où c’est dans le conte étiologique que réside toute l’histoire naturelle, dans les métamorphoses, toute la spéculation sur les espèces végétales et animales, dans les cycles divinatoires, les cercles et carrés magiques, toute la prévision scientifique. En Chine, dans tout l’Extrême-Orient, dans toute l’Inde moderne, comme dans la Grèce et la Rome anciennes, les notions relatives aux actions sympathiques, aux correspondances symboliques, aux influences astrales non seulement étaient ou sont très répandues, mais encore épuisaient ou épuisent encore la science collective. Or ce qu’elles supposent, c’est la croyance en la transformation possible des choses les plus hétérogènes les unes dans les autres et, par suite, l’absence plus ou moins complète de concepts définis.

Si nous descendons jusqu’aux sociétés les moins évoluées que nous connaissions, celles que les Allemands appellent d’un terme un peu vague les Naturvölker, nous trouverons une confusion mentale encore plus absolue. Ici, l’individu lui-même perd