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Fragment d’un plan de sociologie descriptive
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C’est alors que l’on pourra aborder l’analyse du phénomène général de la tradition d’une société donnée.

On peut distinguer deux sortes de traditions. D’abord la tradition orale qui, dans nos sociétés, semble être la seule et qui a certainement, dès l’origine de l’humanité, caractérisé celle-ci. Nous ne nous étendrons pas sur ce sujet. C’est l’évidence même. Mais en plus de cette tradition orale il faut observer qu’il y en a une autre, peut-être plus primaire encore, que l’on confond généralement avec l’imitation. L’emploi des symboles oraux n’est qu’un cas de l’emploi des symboles : or, toute pratique traditionnelle ayant une forme, se transmettant par cette forme, est à quelque degré symbolique. Lorsqu’une génération passe à une autre la science de ses gestes et de ses actes manuels, il y a tout autant autorité et tradition sociale que quand cette transmission se fait par le langage. Il y a vraiment tradition, continuité ; le grand acte, c’est la délivrance des sciences, des savoirs et des pouvoirs de maîtres à élèves. Car tout peut se perpétuer ainsi. Ce sont plutôt les formes intellectuelles de la pensée qui ont besoin du langage pour se communiquer. Les autres formes de la vie morale et matérielle se transmettent plutôt par communication directe. Et cette communication directe se fait par autorité et par nécessité. Ceci est vrai même des formes de l’émotion. Les sentiments de la morale et de la religion, la série des actes techniques ou esthétiques, etc., s’imposent des anciens aux jeunes, des chefs aux hommes, des uns aux autres. C’est à cette façon de s’implanter que, dans les sociétés archaïques, se réduit le plus souvent ce qui, en psychologie individuelle, porte le nom d’imitation et, en psychologie sociale, mérite le nom de tradition. Sagesse, étiquette, habileté, adresse, même simplement sportive, finissent par s’exprimer de deux façons : d’une part ce sont des proverbes, dires et dictons, des dictamina, préceptes, mythes, contes, énigmes, etc. ; d’autre part, ce sont aussi des gestes significatifs et enfin des séries de gestes, dont le succès est cru ou su certain précisément parce qu’ils sont enchaînés et que le premier est signe des autres. Et puisque leur valeur de signe est connue non seulement de l’agent, mais encore de tous les autres spectateurs, et qu’ils sont en même temps conçus comme causes, par les agents comme par les spectateurs, ce sont des gestes symboliques qui sont des gestes réellement, physiquement efficaces en même temps. C’est même à cause de cette efficacité confondue