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de consciences individuelles, agissant et réagissant les unes sur les autres. C’est à la présence de ces actions et réactions, de ces interactions que l’on reconnaît les sociétés. Or la question est de savoir si, parmi les faits qui se passent au sein de ces groupes, il en est qui manifestent la nature du groupe en tant que groupe, et non pas seulement la nature des individus qui les composent, les attributs généraux de l’humanité. Y en a-t-il qui sont ce qu’ils sont parce que le groupe est ce qu’il est ? À cette condition, et à cette condition seulement, il y aura une sociologie proprement dite ; car il y aura alors une vie de la société, distincte de celle que mènent les individus ou plutôt distincte de celle qu’ils mèneraient s’ils vivaient isolés.

Or il existe bien réellement des phénomènes qui présentent ces caractères, seulement il faut savoir les découvrir. En effet, tout ce qui se passe dans un groupe social n’est pas une manifestation de la vie du groupe comme tel, et par conséquent n’est pas social, pas plus que tout ce qui se passe dans un organisme n’est proprement biologique. Non seulement les perturbations accidentelles et locales déterminées par des causes cosmiques, mais encore des événements normaux, régulièrement répétés, qui intéressent tous les membres du groupe sans exception, peuvent n’avoir aucunement le caractère de faits sociaux. Par exemple tous les individus, à l’exception des malades, remplissent leurs fonctions organiques dans des conditions sensiblement identiques ; il en est de même des fonctions psychologiques : les phénomènes de sensation, de représentation, de réaction ou d’inhibition sont les mêmes chez tous les membres du groupe, ils sont soumis chez tous aux mêmes lois que la psychologie recherche. Mais personne ne songe à les ranger dans la catégorie des faits sociaux malgré leur généralité. C’est qu’ils ne tiennent aucunement à la nature du groupement, mais dérivent de la nature organique et psychique de l’individu. Aussi sont-ils les mêmes, quel que soit le groupe auquel l’individu appartient. Si l’homme isolé était concevable, on pourrait dire qu’ils seraient ce qu’ils sont même en dehors de toute société. Si donc les faits dont les sociétés sont le théâtre ne se distinguaient les uns des autres que par leur degré de généralité, il n’y en aurait pas qu’on pût considérer comme des manifestations propres de la vie sociale, et dont on pût, par suite, faire l’objet de la sociologie.

Et pourtant l’existence de tels phénomènes est d’une telle