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Essais de sociologie

Ce sont ces faits que l’on range d’ordinaire sous le nom de droit public et de morale. Ici nous revenons à la question que nous avions provisoirement abandonnée : de l’État. Mais c’est d’un point de vue tout différent que nous l’abordons maintenant : parce que les faits des sociétés archaïques sont hétérogènes à ceux des sociétés sur lesquels nous spéculons généralement. Il ne faut donc pas classer ces formes de vie sociale à partir de la conscience collective qui est la nôtre. Il faut partir de la façon dont elles sont représentées dans les consciences collectives du type que nous étudions. Il existe bien quelque chose qui mériterait en partie le nom de souveraineté, une autre chose qui mériterait le nom de pouvoir législatif et de pouvoir exécutif. Mais, même avec toutes les circonlocutions nécessaires, de pareilles expressions sont dangereuses, de pareilles catégories sont inapplicables. Il faut décrire autrement ce qui se passe chez les Noirs, chez les Polynésiens et chez les peuples de Madagascar, etc. Les machineries d’organisation et de liaison des diverses autorités ensemble se présentent sous un tout autre aspect, sont d’une tout autre nature dans ces sociétés que chez nous. Il faut plutôt les comparer à des entrecroisements, à des joints d’institutions et de sous-groupes, à des liens et à des nœuds compliqués, à des systèmes de frottements et de résistances, plutôt qu’à des rapports entre des droits et des idées d’une part, des forces et des faits, d’autre part.

Il y a lieu de préciser ici un point de doctrine sur lequel Durkheim et ses élèves avaient fait un progrès nécessaire. On se souvient que parti d’une idée, qui reste partiellement vraie, de l’amorphisme du clan et des divers moments de la vie sociale, il qualifiait la solidarité de ces sociétés du titre un peu sommaire de « solidarité mécanique ». C’est entendu : ni l’adhésion à la société, ni l’adhésion à ses sous-groupes n’a complètement le caractère de la « solidarité organique » que définissait Durkheim comme caractérisant nos sociétés à nous.

Mais il faut compliquer le problème. D’abord, sur certains points l’individualisme a conduit nos propres sociétés à de véritables amorphismes. Les organes que la reconnaissance d’une souveraineté devait auparavant faire fonctionner ensemble ont disparu. Ce fait a changé précisément tous les rapports entre les quelques sous-groupes : famille, corps constitués, etc., qui résistent encore. Durkheim a souvent parlé de ce vide presque