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un dernier ami

Eux seuls n’ont point changé ! La belle Montbazon, la connétable de Luynes avaient traversé intactes cet espace de temps nommé révolution qui a attaqué, dispersé toutes les nobles races et leur descendance. Les rossignols de Vigny nichent dans les mêmes arbres, les hiboux dans les mêmes tours ; moi, j’ai la même chambre, et le vieux Rolland et sa femme le même pavillon.

Quel charme est donc attaché à ce retour sur la vie. Quelle émotion me saisit en montant ces vieux escaliers en vis ? Pourquoi la vue de ces meubles vermoulus, de ce billard faussé, de cette grande et triste chambre à coucher fait elle couler les larmes de mes yeux ? Ô existence ! Tu n’attaches que par le passé, et tu n’intéresses que par l’avenir ! Le moment présent, transitoire et presque inaperçu, ne vaudra que par les souvenirs dont il sera peut-être un jour l’objet !

Je ne crois pas être dupe de ce langage ; mais voilà un accent de sereine tristesse qui donne la mesure de l’intelligence et de la passion qu’enveloppait cette âme et que développa capricieusement une vie rude et inconstante. Le souvenir de l’intérêt doux qui avait entouré cette enfance, celui des espérances qui avaient suivi la jeunesse accusent une certaine force de sentiment. Mais, de là jusqu’à sa rencontre avec M. de Boisgelin, Mlle  de Coigny avait été seule au monde. Nulle foi, aucune espérance que dans le plus ou moins d’adresse et de succès à se suspendre à la chevelure de la fortune.

Elle ne crut à rien du tout, non pas même à l’amour imaginé comme un droit ou comme un devoir. Il était cependant le seul bien qu’elle désirât. Elle avait la religion de Chénier ou des libertins du grand siècle,