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IX
préface

Qu’un voyage ne soit qu’un déplacement mensonger ; que l’homme y traîne ses passions, ses idées, ses manies, toute sa personne captive ; qu’on ne voie des choses nouvelles que ce qu’on en veut voir et qu’on possédait à l’avance ; qu’après mille lieues faites pour se délivrer de Paris, on se réveille en pleine discussion familière ; qu’on reconnaisse trait pour trait un pays ou l’on ne fait que de débarquer : ces petits malheurs très certains céderont aisément à la volonté souple qui en tirera ses plaisirs. Nous avons tant d’âmes distinctes ! Une fuite sur les horizons de la terre ranime quelque face inaccoutumée de nous-mêmes, et voilà nos vrais mouvements ! Entre ces figures passées, quelques-unes proviennent de notre adolescence ou même de plus loin, et celles-ci ruissellent du charme vigoureux que notre nouveauté communiquait aux décrépitudes du monde. Il y a quelque part un petit garçon de huit ans qui, lorsqu’il lui plaît de renaître, m’apporte dans ses yeux l’allégresse des primitifs.

Je le revois, tel qu’il était sous les tilleuls et les lauriers-roses de sa Provence et penché sur le livre qu’il lisait du matin au soir. L’Odyssée était sa passion. Il en peuplait les jeux, le sommeil, en parlait sans cesse, ne sachant qu’admirer le plus du courage, de la patience ou de l’art du héros. Ce grand calomnié d’Ulysse le fascinait par le nombre de ses talents, la diversité de sa vie, soit qu’il fut consolé par la nymphe marine ou sauvé des sirènes par la