Page:Maurice Maeterlinck - Théâtre 1, 1903.pdf/281

Cette page a été validée par deux contributeurs.

LES AVEUGLES


Une très ancienne forêt septentrionale, d’aspect éternel sous un ciel profondément étoilé. — Au milieu, et vers le fond de la nuit, est assis un très vieux prêtre enveloppé d’un large manteau noir. Le buste et la tête, légèrement renversés et mortellement immobiles s’appuient contre le tronc d’un chêne énorme et caverneux. La face est d’une immuable lividité de cire où s’entr’ouvrent les lèvres violettes. Les yeux muets et fixes ne regardent plus du côté visible de l’éternité, et semblent ensanglantés sous un grand nombre de douleurs immémoriales et de larmes. Les cheveux, d’une blancheur très grave, retombent en mèches roides et rares, sur le visage plus éclairé et plus las que tout ce qui l’entoure dans le silence attentif de la morne forêt. Les mains amaigries, sont rigidement jointes sur les cuisses. — À droite, six vieillards aveugles sont assis sur des pierres, des souches et des feuilles mortes. — À gauche, et séparées d’eux par un arbre déraciné et des quartiers de roc, six femmes, également aveugles, sont assises en face des vieillards. Trois d’entre elles prient et se lamentent d’une voix sourde et sans interruption. Une autre est extrêmement vieille. La cinquième, en une attitude de muette démence, porte, sur les genoux, un petit enfant endormi. La sixième est d’une jeunesse éclatante et sa chevelure inonde tout son être. Elles ont, ainsi que les vieillards, d’amples vêtements, sombres et uniformes. La plupart attendent les coudes sur les genoux et le visage entre les mains ; et tous semblent avoir perdu l’habitude du geste inutile et ne détournent plus la tête aux rumeurs étouffées et inquiètes de l’Île. De grands arbres funéraires, des ifs, des saules pleureurs, des cyprès, les couvrent de leurs ombres fidèles. Une touffe de longs asphodèles maladifs fleurit, non loin du prêtre, dans la nuit. Il fait extraordinairement sombre, malgré le clair de lune qui, ça et là, s’efforce d’écarter un moment les ténèbres des feuillages.