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donner ce sobriquet. C’était un homme d’une quarantaine d’années, court, aux cheveux en brosse d’un noir de charbon, à la barbe non moins noire et non moins épaisse, laissant autour des lèvres et du menton un espace exactement rasé, qui laissait voir des reflets bleus.

Il avait un aspect sauvage, la parole brève, ne se déridait qu’avec ses intimes, et tenait sa maison sur un pied militaire. Dès qu’une altercation tournait à la violence, il fallait sortir, et son poignet vigoureux faisait promptement justice des récalcitrants. Il ne tolérait pas que les séances se prolongeassent au-delà de cinq heures du matin en hiver, au-delà de quatre heures en été, ne voulant pas se tuer, disait-il, pour quelques méchants picaillons de plus ou de moins.

Ce jour-là, à deux heures du matin, il y avait grand monde au tripot.

Au milieu, une grande table en carré long pour le trente-et-quarante occupait le premier plan du salon. À gauche, en entrant, on jouait à l’écarté ; dans le fond, à la bouillotte. Deux autres pièces en manière de petits salons ou de fumoirs servaient de retraite aux habitués qui voulaient lire ou causer. Enfin, tout à côté du vestibule, où les paletots et les chapeaux étaient amoncelés dans une lamentable promiscuité, on apercevait la salle à manger, espèce de réfectoire muni d’une longue table couverte d’une toile cirée, sur laquelle, moyennant quarante sous, les joueurs décavés obtenaient la faveur de manger des pommes de terre à l’huile arrosées d’une demi-bouteille de vin de Suresnes.

― Eh ! mais, il me semble que ça ne va pas mal, cher marquis ? dit, en s’approchant de la grande table, un long personnage maigre, sec, pincé, cravaté, épin-