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tres, les libraires, tous ces gens qui disposent de la notoriété et sans lesquels on ne pourrait rien, même avec du génie ! fit le jeune homme la bouche contractée par un sourire amer. Je n’ai jamais pu entamer ce monde-là, quoique j’aie frappé à toutes les portes avec une opiniâtreté infatigable même depuis que je suis avocat ; car je n’ai jamais abandonné mes études chéries, qui seules m’ont sauvé jusqu’à ce jour du suicide.

Rien ne peut réussir, rien ne peut aboutir aujourd’hui en littérature en dehors d’un certain métier, d’un certain moule de convention dans lequel il faut jeter toutes les œuvres. Et l’on demande des talents neufs et originaux ! mais ils ne gagneraient pas ce que gagne un cantonnier à casser des pierres sur la route. Il faut périr sans gloire, sans honneur et sans argent, ou faire de la littérature à quinze sous payée à vil prix, comme le travail sorti des mains du forçat.

― Et le barreau, qu’en fais-tu ? Pourquoi cours-tu deux lièvres à la fois ?

― Le barreau ? Et, mon Dieu, c’est la même histoire ; c’est une affaire d’entregent, de relations et de coterie. Crois-tu que ce soit pour mon plaisir que je suis moitié homme de lettres et moitié avocat, gratte-papier et gratte-paroles, métis de profession, fruit sec dans les deux carrières ?

Donne-moi trente mille francs de premier établissement, comme un épicier qui monte une boutique, que j’aie une installation convenable, un mobilier, que je puisse traiter mes amis, aller dans le monde, être affranchi des préoccupations matérielles qui m’écrasent, et je gagnerai vingt mille francs par an comme un autre, tandis que je crève de faim dans mon isolement.