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Il n’avait pas pu se constituer une position, une indépendance quelconque, et, au milieu de cette existence sans cesse talonnée par la nécessité, au milieu de souffrances morales continuelles, d’humiliations sans cesse renouvelées, de déboires sans nombre, pas la moindre occasion de fortune, pas un protecteur, pas un ami véritable, pas même une maîtresse digne de ce nom dont l’amour aurait pu soutenir sa vie, pas un plaisir élégant, pas d’autres distractions que la joie grossière des brasseries et des caboulots du quartier Latin, avec leur hideuse promiscuité.

La société était restée pour lui muette, sourde, implacable ; il n’avait pu entamer, par aucun côté, le mur de granit élevé devant lui.

Le malheureux jeune homme était entré depuis longtemps dans ce qu’on a appelé la Bohême.

Il était tombé dans ce cercle fatal où toutes les intelligences se brisent, où tous les talents se flétrissent, où la probité, la délicatesse s’en vont peu à peu par lambeaux, où les vastes tribus qui la composent errent comme des damnés à travers l’espace, la haine dans le cœur, la menace à la bouche, les uns en habit noir, les autres en haillons, conspirant tous plus ou moins contre une société qui les a trahis ou refoulés, prêts à se venger sur elle de tous leurs malheurs, esclaves de la pauvreté, aspirant à tout et campant au milieu de Paris comme une armée.