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— C’est à crever de rage ! dit Léon Gaupin revenant sur son déboire dont il ne pouvait digérer l’amertume. Un gredin de directeur qui gagne deux mille francs dans mon jeu et qui me refuse pour la seconde fois les Noces vénitiennes que je lui avais remises en mains propres. Il ne l’avait seulement pas lue ; il m’a dit, chose incroyable, insensée ! que si je voulais avancer les frais de costumes on monterait la pièce. Voyez-vous les auteurs dramatiques obligés maintenant d’avancer les frais de costumes des pièces qu’ils composent ! Et on ne mettra pas à feu et à sang des théâtres où de telles choses se passent !

— Patience, camarade, nous aurons notre heure ! dit Coq.

— Érostrate-Gaupin incendiant le temple des Délassements-Comiques avec son manuscrit refusé ! Tableau du prochain Salon par Marius Simon, dit l’impitoyable railleur.

— Vous autres artistes, vous vous en moquez, dit Léon Gaupin retournant sa colère contre Marius. Si vous faites une œuvre de mérite, vous n’êtes pas désarmés comme nous. Le public la voit, la juge et, si crétin qu’il soit, en général, il compte toujours dans son sein quelques hommes de goût qui imposent leurs suffrages ; il en est de même de l’acteur et du musicien : le public peut les juger par les oreilles ou les yeux. Mais que je fasse un livre, un drame, une comédie, qui me jugera ? Un libraire imbécile qui ne comprendra pas mon livre, un pornocrate de directeur livré pieds et poings liés à la camarilla de son théâtre, qui ne lira pas ma pièce. Nous autres écrivains, poètes, gens de lettres, nous sommes assassinés par les impresarii, sans appel possible à l’opinion si on ne veut ni nous jouer, ni nous imprimer.