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dre ? Ce serait tout le contraire de ma pensée. Mais on entend parler à tout instant de l’opinion publique. Y a-t-il, en effet, une opinion publique ? non. — Y a-t-il une maturité d’idées libérales ? non. — Y a-t-il une entente quelconque sur les grands intérêts du pays ? non encore. Il n’y a rien de tout cela ; il y a une immense population, une magnifique armée, une puissante richesse, une superbe organisation administrative, de splendides monuments, une industrie et un commerce en pleine expansion ; mais il n’y a en France ni esprit public, ni tradition politique, ni attachement à la chose publique, rien de ce qui fonde les démocraties, rien de ce qui fonde les aristocraties, et même, jusqu’à preuve contraire, rien de ce qui rend les monarchies durables.

Passons en effet en revue les principales classes de la société. La noblesse est détruite, non pas qu’elle n’existe plus de fait ; ce serait une étrange illusion que de s’imaginer que toute la vieille roche a passé sous la hache de 93 ; la noblesse n’existe plus, parce qu’elle n’a plus de droits distincts, parce qu’elle n’a plus d’esprit de corps, parce qu’elle n’a plus de génie, parce qu’elle n’a plus de richesses.

Le gouvernement de Louis XIV et celui de Richelieu furent étrangement imprévoyants, il faut en convenir, en favorisant sans mesure l’essor de la bourgeoisie : l’un en décapitant les restes de l’autocratie féodale, l’autre en ruinant la noblesse dans les fêtes et en l’asservissant au milieu du faste de sa cour. 1789 est le résultat final de leur politique. L’histoire se demandera peut-être s’ils ont bien su comprendre les conditions du gouvernement monarchique. Tout triomphe sur l’aristocratie est un triomphe anticipé sur la royauté elle-même ; cette généreuse noblesse, dont on avait extirpé l’esprit politique, eut beau faire un rempart de son corps à un trône ingrat, elle ne sut que mourir. En brisant sa forte discipline, on l’avait rendue incapable de produire désormais un grand homme.