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DE GAUGUIN ET DE VAN GOGH AU CLASSICISME

L’art n’est plus une sensation seulement visuelle que nous recueillons, une photographie, si raffinée soit-elle, de la nature. Non, c’est une création de notre esprit dont la nature n’est que l’occasion. Au lieu de « travailler autour de l’œil, nous cherchions au centre mystérieux de la pensée », comme disait Gauguin. L’imagination redevient ainsi, selon le vœu de Baudelaire, la reine des facultés. Ainsi nous libérions notre sensibilité ; et l’art, au lieu d’être la copie, devenait la déformation subjective de la nature.

Au point de vue objectif, la composition décorative, esthétique et rationnelle à laquelle les impressionnistes n’avaient pas pensé parce qu’elle contrariait leur goût de l’improvisation, devenait la contre-partie, le correctif nécessaire de la théorie des équivalents. Celle-ci autorisait en vue de l’expression toutes les transpositions même caricaturales, tous les excès de caractère : la déformation objective obligeait à son tour l’artiste à tout transposer en Beauté. En résumé, la synthèse expressive, le symbole d’une sensation devait en être une transcription éloquente, et en même temps un objet composé pour le plaisir des yeux.

Intimement liées chez Cézanne, ces deux tendances se retrouvent à des états divers chez Van Gogh, chez Gauguin, chez Bernard, chez tous les vieux synthétistes. On correspond à leur pensée, on résume bien l’essentiel de leur théorie si on la réduit aux deux déformations. Mais tandis que la déformation décorative est la préoccupation la plus habituelle de Gauguin, c’est au contraire la déformation subjective qui donne à la peinture de Van Gogh son caractère et son lyrisme. Chez celui-là, sous de rustiques ou exotiques apparences on retrouve, en même temps qu’une logique rigoureuse, des artifices de composition où survit, j’ose le dire, un peu de rhétorique italienne. L’autre au contraire qui nous vient du

    voulu copier la nature… je n’arrivais pas. J’ai été content de moi lorsque j’ai découvert que le soleil, par exemple (les objets ensoleillés) ne se pouvait pas reproduire mais qu’il fallait le représenter par autre chose que ce que je voyais, — par de la couleur… » L’émotion que dégage une œuvre belle est en tout semblable à l’émotion religieuse qui nous accable quand nous entrons dans une nef gothique : telle est la puissance des proportions, des couleurs et des formes concentrées par le génie qu’elles imposent fatalement au spectateur quelconque l’état d’âme qui les a créées.