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Saint-Potin se mit à rire : — Vous êtes encore naïf, vous ! Alors vous croyez comme ça que je vais aller demander à ce Chinois et à cet Indien ce qu’ils pensent de l’Angleterre ? Comme si je ne le savais pas mieux qu’eux, ce qu’ils doivent penser pour les lecteurs de la Vie Française. J’en ai déjà interviewé cinq cents de ces Chinois, Persans, Hindous, Chiliens, Japonais et autres. Ils répondent tous la même chose, d’après moi. Je n’ai qu’à reprendre mon article sur le dernier venu et à le copier mot pour mot. Ce qui change, par exemple, c’est leur tête, leur nom, leurs titres, leur âge, leur suite. Oh ! là-dessus, il ne faut pas d’erreur, parce que je serais relevé raide par le Figaro ou le Gaulois. Mais sur ce sujet le concierge de l’hôtel Bristol et celui du Continental m’auront renseigné en cinq minutes. Nous irons à pied jusque-là en fumant un cigare. Total : cent sous de voiture à réclamer au journal. Voilà, mon cher, comment on s’y prend quand on est pratique.

Duroy demanda : — Ça doit rapporter bon d’être reporter dans ces conditions-là.

Le journaliste répondit avec mystère : — Oui, mais rien ne rapporte autant que les échos, à cause des réclames déguisées.

Ils s’étaient levés et suivaient le boulevard, vers la Madeleine. Et Saint-Potin, tout à coup, dit à son compagnon :

— Vous savez, si vous avez à faire quelque chose, je n’ai pas besoin de vous, moi.

Duroy lui serra la main, et s’en alla.

L’idée de son article à écrire dans la soirée le tracassait, et il se mit à y songer. Il emmagasina des idées, des réflexions, des jugements, des anecdotes, tout en marchant, et il monta jusqu’au bout de l’avenue des