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SUR L’EAU

qui presque toutes les sensations sont devenues des douleurs.

Je me rappelle les jours noirs où mon cœur fut tellement déchiré par des choses aperçues une seconde, que les souvenirs de ces visions demeurent en moi comme des plaies.

Un matin, avenue de l’Opéra, au milieu du public remuant et joyeux que le soleil de mai grisait, j’ai vu passer soudain un être innommable, une vieille courbée en deux, vêtue de loques qui furent des robes, coiffée d’un chapeau de paille noir, tout dépouillé de ses ornements anciens, rubans et fleurs disparus depuis des temps indéfinis. Et elle allait, traînant ses pieds si péniblement que je ressentais au cœur, autant qu’elle-même, plus qu’elle-même, la douleur de tous ses pas. Deux cannes la soutenaient. Elle passait sans voir personne, indifférente à tout, au bruit, aux gens, aux voitures, au soleil ! Où allait-elle ? Vers quel taudis ? Elle portait dans un papier qui pendait