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existences en réserve, car je porte en moi tous les appétits et toutes les curiosités, et je suis réduit à tout regarder sans rien saisir.

Pourquoi donc cette souffrance de vivre alors que la plupart des hommes n’en éprouvent que la satisfaction ? Pourquoi cette torture inconnue qui me ronge ? Pourquoi ne pas connaître la réalité des plaisirs, des attentes et des jouissances ?

C’est que je porte en moi cette seconde vue qui est en même temps la force et toute la misère des écrivains. J’écris parce que je comprends et je souffre de tout ce qui est, parce que je le connais trop et surtout parce que, sans le pouvoir goûter, je le regarde en moi-même, dans le miroir de ma pensée.

Qu’on ne nous envie pas, mais qu’on nous plaigne, car voici en quoi l’homme de lettres diffère de ses semblables.

En lui aucun sentiment simple n’existe plus. Tout ce qu’il voit, ses joies, ses plaisirs, ses souffrances, ses désespoirs deviennent instantanément