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la vie, les hommes, les choses, la terre entière avec tout ce qu’elle porte comme elle ne les avait jamais vus.

Alors, plus même que le soir où elle s’était sentie tellement seule au monde dans sa chambre, en revenant du lac de Tazenat, elle se jugea totalement abandonnée dans l’existence. Elle comprit que tous les hommes marchent côte à côte, à travers les événements, sans que jamais rien unisse vraiment deux êtres ensemble. Elle sentit, par la trahison de celui en qui elle avait mis toute sa confiance, que les autres, tous les autres ne seraient jamais plus pour elle que des voisins indifférents dans ce voyage court ou long, triste ou gai, suivant les lendemains impossibles à deviner. Elle comprit que, même entre les bras de cet homme, quand elle s’était crue mêlée à lui, entrée en lui, quand elle avait cru que leurs chairs et leurs âmes ne faisaient plus qu’une chair et qu’une âme, ils s’étaient seulement un peu rapprochés jusqu’à faire toucher les impénétrables enveloppes où la mystérieuse nature a isolé et enfermé les humains. Elle vit bien que nul jamais n’a pu ou ne pourra briser cette invisible barrière qui met les êtres dans la vie aussi loin l’un de l’autre que les étoiles du ciel.

Elle devina l’effort impuissant, incessant depuis les premiers jours du monde, l’effort infatigable des hommes pour déchirer la gaine où se débat leur âme à tout jamais emprisonnée, à tout jamais solitaire, effort des bras, des lèvres, des yeux, des bouches, de la chair frémissante et nue, effort de l’amour qui s’épuise en baisers, pour arriver seulement à donner la vie à quelque autre abandonné !