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Christiane et Charlotte les regardaient venir et les attendaient, la main dans la main.

On retourna vers la voiture où le marquis était resté ; et l’arche de Noé repartit pour Enval.

Tout à coup, au milieu d’une petite forêt de pins, le landau s’arrêta et le cocher se mit à jurer ; un vieil âne mort barrait la route.

Tout le monde le voulut voir et descendit. Il était étendu sur la poussière noirâtre, sombre lui-même, et tellement maigre que sa peau usée à la saillie des os, semblait au moment d’être crevée par eux si la bête n’avait point rendu le dernier soupir. Toute la carcasse se dessinait sous le poil rongé de ses côtes, et sa tête avait l’air énorme, une pauvre tête aux yeux clos, tranquille sur son lit de pierre broyée, si tranquille, si morte qu’elle paraissait heureuse et surprise de ce repos nouveau. Ses grandes oreilles, molles à présent, gisaient comme des loques. Deux plaies vives à ses genoux disaient qu’il était tombé souvent, ce jour-là même, avant de s’abattre pour la dernière fois ; et une autre plaie sur le flanc indiquait la place où son maître, depuis des années et des années, le piquait avec une pointe de fer fixée au bout d’un bâton pour hâter sa marche alourdie.

Le cocher, l’ayant pris par les jambes de derrière, le traînait vers un fossé ; et le cou s’allongea comme pour braire encore, pour pousser une dernière plainte. Quand il fut sur l’herbe, l’homme, furieux, murmura : « Quelles brutes de laisser ça au milieu de la route. »

Personne autre n’avait parlé ; on remonta dans la voiture.

Christiane, navrée, bouleversée, voyait toute cette