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maintenant elle le sentait si vivement à la détresse de son âme, qu’elle se crut devenue folle.

Elle avait un père ! un frère ! un mari ! Elle les aimait pourtant et ils l’aimaient ! Et voilà que tout à coup elle s’éloignait d’eux, elle leur devenait étrangère comme si elle les connaissait à peine ! L’affection calme de son père, la camaraderie amicale de son frère, la tendresse froide de son mari, ne lui paraissaient plus rien, plus rien ! Son mari ! C’était donc son mari, cet homme rose et bavard qui lui disait avec indifférence : « Vous allez bien, ce matin, chère amie ? » Elle lui appartenait, à cet homme, corps et âme, de par la puissance d’un contrat. Était-ce possible ? — Oh ! comme elle se sentait seule et perdue ! Elle avait fermé les yeux pour regarder au-dedans d’elle-même, au fond de sa pensée.

Et elle les voyait, à mesure qu’elle les évoquait, les figures de tous ceux qui vivaient auprès d’elle : son père insouciant et tranquille, heureux, pourvu qu’on ne troublât point son repos ; son frère railleur et sceptique ; son mari remuant, plein de chiffres, et qui lui annonçait : « J’ai fait un joli coup, tantôt », quand il aurait pu dire : « Je t’aime ! »

Un autre le lui avait murmuré tout à l’heure, ce mot-là, qui vibrait encore dans son oreille et dans son cœur. Elle l’aperçut aussi, cet autre, la dévorant de son regard fixe ; et s’il eût été près d’elle en ce moment, elle se serait jetée dans ses bras !