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VIEUX OBJETS

à l’autre bout de la France, et c’est moi qui vais la voir, chaque automne. Je suis donc ici, seule, toute seule, mais entourée d’objets familiers qui sans cesse me parlent des miens, et des morts, et des vivants éloignés.

Je ne lis pas beaucoup, je suis vieille ; mais je songe sans fin, ou plutôt je rêve. Oh ! je ne rêve point à ma façon d’autrefois. Tu te rappelles, nos folles imaginations, les aventures que nous combinions dans nos cervelles de vingt ans et tous les horizons de bonheur entrevus !

Rien de cela ne s’est réalisé : ou plutôt c’est autre chose qui a eu lieu, moins charmant, moins poétique, mais suffisant pour ceux qui savent prendre bravement leur parti de la vie.

Sais-tu pourquoi nous sommes malheureuses si souvent, nous autres femmes ? C’est qu’on nous apprend dans la jeunesse à trop croire au bonheur. Nous ne sommes jamais élevées avec l’idée de combattre, de lutter, de souffrir. Et, au premier choc, notre cœur se brise ; nous attendons, l’âme ouverte, des cascades d’événements heureux. Il n’en arrive que d’à moitié bons ; et nous sanglotons tout de suite. Le bonheur, le