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L’AVEUGLE

tendresse, sa mère l’ayant toujours un peu rudoyé ne l’aimant guère ; car aux champs les inutiles sont des nuisibles, et les paysans feraient volontiers comme les poules qui tuent les infirmes d’entre elles.

Sitôt la soupe avalée, il allait s’asseoir devant la porte en été, contre la cheminée en hiver, et il ne remuait plus jusqu’au soir. Il ne faisait pas un geste, pas un mouvement ; seules ses paupières, qu’agitait une sorte de souffrance nerveuse, retombaient parfois sur la tache blanche de ses yeux. Avait-il un esprit, une pensée, une conscience nette de sa vie ? Personne ne se le demandait.

Pendant quelques années, les choses allèrent ainsi. Mais son impuissance à rien faire autant que son impassibilité finirent par exaspérer ses parents, et il devint un souffre-douleur, une sorte de bouffon-martyr, de proie donnée à la férocité native, à la gaieté sauvage des brutes qui l’entouraient.

On imagina toutes les farces cruelles que sa cécité put inspirer. Et, pour se payer de ce qu’il mangeait, on fit de ses repas des heures de plai-