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L’AVEUGLE

Quand ils rentrent, le jour fini, au bras d’un jeune frère ou d’une petite sœur, si l’enfant dit : « Il a fait bien beau tantôt ! » l’autre répond : « Je m’en suis bien aperçu, qu’il faisait beau. Loulou ne tenait pas en place ».

J’ai connu un de ces hommes dont la vie fut l’un des plus cruels martyres qu’on puisse rêver.

C’était un paysan, le fils d’un fermier normand. Tant que le père et la mère vécurent, on eut à peu près soin de lui ; il ne souffrit guère que de son horrible infirmité ; mais dès que les vieux furent partis, l’existence atroce commença. Recueilli par une sœur, tout le monde dans la ferme le traitait comme un gueux qui mange le pain des autres. À chaque repas, on lui reprochait la nourriture ; on l’appelait fainéant, manant ; et bien que son beau-frère se fût emparé de sa part d’héritage, on lui donnait à regret la soupe, juste assez pour qu’il ne mourût point.

Il avait une figure toute pâle, et deux grands yeux blancs comme des pains à cacheter ; et il demeurait impassible sous l’injure, tellement enfermé en lui-même qu’on ignorait s’il la sentait. Jamais d’ailleurs il n’avait connu aucune