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sont impuissants à traîner de trop lourds fardeaux. Le peuple des villes est charitable aux bêtes.

Je viens de nommer l’Afrique. C’est la terre de l’indifférence pour toute souffrance, du mépris de la vie, du stoïcisme odieux. J’ai ressenti là une des plus fortes émotions de pitié qu’on puisse avoir. L’image ineffaçable de cette courte et simple vision d’une bête agonisante me poursuit depuis lors, me hante ; et je revois tout, le paysage, la place, les moindres détails de cette scène qui m’a remué presque jusqu’aux moelles.

Depuis deux semaines nous parcourions à cheval d’immenses espaces de terre brûlée ; couchant sous la tente dans le voisinage des douars, puis repartant avant le soleil levé.

Pendant les premiers jours, nous avions traversé des plaines où l’on retrouvait encore, par places, des touffes d’herbe séchée, une sorte de paille hachée menu, cuite par six mois de soleil sans une goutte de pluie tombée du ciel. Là-dedans erraient des troupeaux. Tantôt c’étaient des armées de moutons de la couleur du sable. Tantôt à l’horizon se profilaient des bêtes singulières, que la distance faisait petite leur dos en bosse, leur grand cou recourbé, leur allure lente, pour des bandes de hauts dindons.