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sur l’eau

superbe des neiges. De sorte qu’on ne voyait rien autre chose que cette rivière lamée de feu entre ces deux montagnes blanches ; et là-haut, sur ma tête, s’étalait, pleine et large, une grande lune illuminante au milieu d’un ciel bleuâtre et laiteux.

Toutes les bêtes de l’eau s’étaient réveillées ; les grenouilles coassaient furieusement, tandis que, d’instant en instant, tantôt à droite, tantôt à gauche, j’entendais cette note courte, monotone et triste, que jette aux étoiles la voix cuivrée des crapauds. Chose étrange, je n’avais plus peur ; j’étais au milieu d’un paysage tellement extraordinaire que les singularités les plus fortes n’eussent pu m’étonner.

Combien de temps cela dura-t-il, je n’en sais rien, car j’avais fini par m’assoupir. Quand je rouvris les yeux, la lune était couchée, le ciel plein de nuages. L’eau clapotait lugubrement, le vent soufflait, il faisait froid, l’obscurité était profonde.

Je bus ce qui me restait de rhum puis j’écoutai en grelottant le froissement des roseaux et le bruit sinistre de la rivière Je cherchai à voir, mais je ne pus distinguer mon bateau, ni mes mains elles-mêmes, que j’approchais de mes yeux.

Peu à peu, cependant, l’épaisseur du noir diminua. Soudain je crus sentir qu’une ombre glissait tout près de moi ; je poussai un cri, une voix répondit ; c’était un pêcheur. Je l’appelai, il s’approcha et je lui racontai ma mésaventure. Il mit alors son bateau bord à bord avec le mien, et tous les deux nous tirâmes sur la chaîne.