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sur l’eau

lité me tenta ; je me dis qu’il ferait bien bon fumer une pipe en cet endroit. L’action suivit la pensée ; je saisis mon ancre et la jetai dans la rivière.

Le canot, qui redescendait avec le courant, fila sa chaîne jusqu’au bout, puis s’arrêta ; et je m’assis à l’arrière sur ma peau de mouton, aussi commodément qu’il me fut possible. On n’entendait rien, rien : parfois seulement, je croyais saisir un petit clapotement presque insensible de l’eau contre la rive, et j’apercevais des groupes de roseaux plus élevés qui prenaient des figures surprenantes et semblaient par moments s’agiter.

Le fleuve était parfaitement tranquille, mais je me sentis ému par le silence extraordinaire qui m’entourait. Toutes les bêtes, grenouilles et crapauds, ces chanteurs nocturnes des marécages, se taisaient. Soudain, à ma droite, contre moi, une grenouille coassa. Je tressaillis : elle se tut ; je n’entendis plus rien, et je résolus de fumer un peu pour me distraire. Cependant, quoique je fusse un culotteur de pipes renommé, je ne pus pas ; dès la seconde bouffée, le cœur me tourna et je cessai. Je me mis à chantonner ; le son de ma voix m’était pénible ; alors, je m’étendis au fond du bateau et je regardai le ciel. Pendant quelque temps, je demeurai tranquille, mais bientôt les légers mouvements de la barque m’inquiétèrent. Il me sembla qu’elle faisait des embardées gigantesques, touchant tour à tour les deux berges du fleuve ; puis je crus qu’un être ou qu’une force invisible l’attirait doucement