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en famille

intéressant. Il prit une physionomie lamentable, poussa la porte de l’établissement, et s’avança vers le comptoir où le patron trônait toujours. Il comptait sur un effet, tout le monde allait se lever, venir à lui, la main tendue : « Tiens, qu’avez-vous ? » Mais personne ne remarqua la désolation de son visage. Alors il s’accouda sur le comptoir et, serrant son front dans ses mains, il murmura : « Mon Dieu, mon Dieu ! »

Le patron le considéra : — « Vous êtes malade, mon sieur Caravan ? » Il répondit : » Non, mon pauvre ami ; mais ma mère vient de mourir. » L’autre lâcha un « Ah ! » distrait ; et comme un consommateur au fond de l’établissement criait : « Un bock, s’il vous plaît ! » il répondit aussitôt d’une voix terrible : — « Voilà, boum !… on y va, » et s’élança pour servir, laissant Caravan stupéfait.

Sur la même table qu’avant dîner, absorbés et immobiles, les trois amateurs de dominos jouaient encore. Caravan s’approcha d’eux, en quête de commisération. Comme aucun ne paraissait le voir, il se décida à parler : — « Depuis tantôt, leur dit-il, il m’est arrivé un grand malheur. »

Ils levèrent un peu la tête tous les trois en même temps, mais en gardant l’œil fixe sur le jeu qu’ils tenaient en main. — « Tiens, quoi donc ? » — « Ma mère vient de mourir. » Un d’eux murmura : — « Ah ! diable » avec cet air faussement navré que prennent les indifférents. Un autre, ne trouvant rien à dire, fit entendre, en hochant le front, une sorte de sifflement triste. Le troi-