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en famille

Et il revit soudain sa mère, autrefois, dans son enfance à lui, courbée à genoux devant leur porte, là-bas, en Picardie, et lavant au mince cours d’eau qui traversait le jardin le linge en tas à côté d’elle. Il entendait son battoir dans le silence tranquille de la campagne, sa voix qui criait : — « Alfred, apporte-moi du savon. » Et il sentait cette même odeur d’eau qui coule, cette même brume envolée des terres ruisselantes, cette buée marécageuse dont la saveur était restée en lui, inoubliable, et qu’il retrouvait justement ce soir-là même où sa mère venait de mourir.

Il s’arrêta, raidi dans une reprise de désespoir fougueux. Ce fut comme un éclat de lumière illuminant d’un seul coup toute l’étendue de son malheur ; et la rencontre de ce souffle errant le jeta dans l’abîme noir des douleurs irrémédiables. Il sentit son cœur déchiré par cette séparation sans fin. Sa vie était coupée au milieu ; et sa jeunesse entière disparaissait engloutie dans cette mort. Tout l’« autrefois » était fini ; tous les souvenirs d’adolescence s’évanouissaient ; personne ne pourrait plus lui parler des choses anciennes, des gens qu’il avait connus jadis, de son pays, de lui-même, de l’intimité de sa vie passée ; c’était une partie de son être qui avait fini d’exister ; à l’autre de mourir maintenant.

Et le défilé des évocations commença. Il revoyait « la plus jeune, vêtue de robes usées sur elle, portées si longtemps qu’elles semblaient inséparables de sa personne ; il la retrouvait dans mille circonstances oubliées : avec des physionomies effacées, ses gestes, maman »