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histoire d’une fille de ferme

terait une proposition qui était pour elle tout à fait inespérée et, pour lui, une excellente affaire, puisqu’il s’attachait ainsi à jamais une femme qui lui rapporterait certes davantage que la plus belle dot du pays.

Il ne pouvait d’ailleurs exister entre eux de scrupules de mésalliance, car, dans la campagne, tous sont à peu près égaux : le fermier laboure comme son valet, qui, le plus souvent, devient maître à son tour un jour ou l’autre, et les servantes à tout moment passent maîtresses sans que cela apporte aucun changement dans leur vie ou leurs habitudes.

Rose ne se coucha pas cette nuit-là. Elle tomba assise sur son lit, n’ayant plus même la force de pleurer, tant elle était anéantie. Elle restait inerte, ne sentant plus son corps, et l’esprit dispersé, comme si quelqu’un l’eût déchiqueté avec un de ces instruments dont se servent les cardeurs pour effiloquer la laine des matelas.

Par instants seulement elle parvenait à rassembler comme des bribes de réflexions, et elle s’épouvantait à la pensée de ce qui pouvait advenir.

Ses terreurs grandirent, et chaque fois que dans le silence assoupi de la maison la grosse horloge de la cuisine battait lentement les heures, il lui venait des sueurs d’angoisse. Sa tête se perdait, les cauchemars se succédaient, sa chandelle s’éteignit ; alors commença le délire, ce délire fuyant des gens de la campagne qui se croient frappés par un sort, un besoin fou de partir, de s’échapper, de courir devant le malheur comme un vaisseau devant la tempête.