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nel, tellement délicat qu’un rien le fait s’évanouir, irréalisable et surhumain. Et ces poètes sont, peut-être, les seuls hommes qui n’aient jamais aimé une femme, une vraie femme en chair et en os, avec ses qualités de femme, ses défauts de femme, son esprit de femme restreint et charmant, ses nerfs de femme et sa troublante femellerie.

Toute créature devant qui s’exalte leur rêve est le symbole d’un être mystérieux, mais féerique : l’être qu’ils chantent, ces chanteurs d’illusions. Elle est, cette vivante adorée par eux, quelque chose comme la statue peinte, image d’un dieu devant qui s’agenouille le peuple. Où est ce dieu ? Quel est ce dieu ? Dans quelle partie du ciel habite l’inconnue qu’ils ont tous idolâtrée, ces fous, depuis le premier rêveur jusqu’au dernier ? Sitôt quels touchent une main qui répond à leur pression, leur âme s’envole dans l’invisible songe, loin de la charnelle réalité.

La femme qu’ils étreignent, ils la transforment, la complètent, la défigurent avec leur art de poètes. Ce ne sont pas ses lèvres qu’ils baisent, ce sont les lèvres rêvées. Ce n’est pas au fond de ses yeux bleus ou noirs que se perd ainsi leur regard exalté, c’est dans quelque chose d’inconnu et