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nommait son « menu du jour », et il fit couler sa faconde sur les deux ou trois motifs qui l’intéressaient le plus. Le peintre le laissait aller sans l’écouter, en le tenant par le bras, sûr de l’amener tout à l’heure à parler d’elle, et il marchait sans rien voir autour de lui, emprisonné dans son amour. Il marchait, épuisé par cette crise jalouse qui l’avait meurtri comme une chute, accablé par la certitude qu’il n’avait plus rien à faire au monde.

Il souffrirait ainsi, de plus en plus, sans rien attendre. Il traverserait des jours vides, l’un après l’autre, en la regardant de loin vivre, être heureuse, être aimée, aimer aussi sans doute. Un amant ! Elle aurait un amant peut-être, comme sa mère en avait eu un. Il sentait en lui des sources de souffrances si nombreuses, diverses et compliquées, un tel afflux de malheurs, tant de déchirements inévitables, il se sentait tellement perdu, tellement entré, dès maintenant, dans une agonie inimaginable, qu’il ne pouvait supposer que personne eût souffert comme lui. Et il songea soudain à la puérilité des poètes qui ont inventé l’inutile labeur de Sisyphe, la soif matérielle de Tantale, le cœur dévoré de Prométhée ! Oh ! s’ils avaient prévu, s’ils avaient fouillé l’amour éperdu d’un vieil homme pour une jeune fille, comment auraient-ils exprimé l’effort abominable et secret d’un être qu’on ne peut plus aimer, les tortures du désir stérile, et, plus terrible