Page:Maupassant - Fort comme la mort.djvu/314

Cette page a été validée par deux contributeurs.

goisse qu’elle songe même à quelqu’un avec une apparence d’intérêt. On a au cœur l’impérieux besoin d’être seul au monde devant ses yeux. On veut qu’elle ne voie, qu’elle ne connaisse, qu’elle n’apprécie personne autre. Sitôt qu’elle a l’air de se retourner pour considérer ou reconnaître quelqu’un, on se jette devant son regard, et si on ne peut le détourner ou l’absorber tout entier, on souffre jusqu’au fond de l’âme.

Olivier souffrait ainsi en face de ce chanteur qui semblait répandre et cueillir de l’amour dans cette salle d’opéra, et il en voulait à tout le monde du triomphe de ce ténor, aux femmes qu’il voyait exaltées dans les loges, aux hommes, ces niais faisant une apothéose à ce fat.

Un artiste ! Ils l’appelaient un artiste, un grand artiste ! Et il avait des succès, ce pitre, interprète d’une pensée étrangère, comme jamais créateur n’en avait connu ! Ah ! c’était bien cela la justice et l’intelligence des gens du monde, de ces amateurs ignorants et prétentieux pour qui travaillent jusqu’à la mort les maîtres de l’art humain. Il les regardait applaudir, crier, s’extasier ; et cette hostilité ancienne qui avait toujours fermenté au fond de son cœur orgueilleux et fier de parvenu s’exaspérait, devenait une rage furieuse contre ces imbéciles tout puissants de par le seul droit de la naissance et de l’argent.